mercredi 15 octobre 2008

POURQUOI, EN 1904, DES COURRIERS FRANÇAIS DE CHINE ONT-ILS ETE ACHEMINES PAR LES PAQUEBOTS DES LIGNES ALLEMANDES ET ANGLAISES ???

Les courriers utilisant la poste française des bureaux implantés en Chine au début du XXème siècle étaient acheminés par les paquebots de la Compagnie des Messageries Maritimes de la « ligne Marseille – Yokohama » qui avait succédé à la « Ligne N » d’Indochine de Marseille à Saïgon.
Les paquebots partaient de Yokohama puis faisaient escale à : Kobe, Shang Haï, Hong Kong, Saïgon, Singapour, Colombo, Aden ou Djibouti en alternance, Suez, Port Saïd et Marseille. Le voyage durait environ 37 jours.
Le courrier des bureaux français étaient acheminés à Shang Haï pour être embarqués sur les paquebots de la Compagnie qui avait un contrat avec l’Etat français pour le transport postal sur la ligne.






Carte postale postée à Shang Haï le 10 octobre 1906 pour Valraugues (30). Cette carte a été acheminée par le paquebot « Océanien » parti de Yokohama le 6 octobre 1906 et arrivé à Marseille le 14 novembre 1906 après une escale le 19 octobre à Saïgon. A cette période le courrier est acheminé sans cachet maritime particulier et seules les dates permettent d’identifier le bateau qui a acheminé le courrier.
Les lettres des autres bureaux français portent, en plus du cachet du bureau de départ, le cachet du bureau de Shang Haï apposé à la réception des plis et avant leur acheminement. L’exemple ci-dessous est une carte postale postée à Tien Tsin le 18 juillet 1907 pour Marseille. Au verso figure le cachet de transit par Shang Haï du 22 juillet 1907. Cette carte a été acheminée par le paquebot « Tonkin » ayant quitté Yokohama le 27 juillet 1907 et arrivé à Marseille le 3 septembre 1907. Ici aussi aucune marque distinctive ne permet d’identifier formellement le bateau ayant effectué le transport.





Les paquebots ayant transporté les courriers sont uniquement identifiables grâce à la date d'expédition et aux magnifiques ouvrages de R. Salles sur la poste maritime française

Ces types de courriers sont relativement communs et représentent la majorité des correspondances des bureaux français en Chine rencontrées, entre Shang Haï et la France.



Trois plis ont récemment attiré mon attention. Tous sont datés de 1904 et portent une marque manuscrite avec le nom d’un bateau. Deux sont des paquebots allemands et le dernier est un paquebot britannique. Les trois missives sont issues du bureau français de Shang Haï pour la France et auraient du être acheminées par les paquebots de la Compagnie des Messageries Maritimes.





PLI 1 :

PLI 1 transporté par le paquebot allemand S/S « ZEITEN ».


Il s’agit d’une carte postale d’origine japonaise postée à Shang Haï le 17 juin 1904 pour Tornac (30) et affranchie de deux timbres type blanc à 5 centimes. La carte porte en haut à gauche la mention manuscrite : « Per St. Zeiten ». La date du cachet d’arrivée à Anduze (dont dépend Tornac) est illisible.
Le S/S « Zeiten » est un paquebot de la « General Class » de la Compagnie allemande NORD-DEUTSCHER LLYOD basée à Bremen et qui exploite la ligne d’Extrême Orient de Hamburg à Yokohama. L’itinéraire est le suivant (retour) : Départ de Yokohama, escales à Kobe, Nagasaki, Shang Haï, Hong Kong, Singapour, Penang, Colombo, Aden, Suez, Port Saïd, Naples, Gênes, Gibraltar, Southampton, Anvers et arrivée à Hamburg. A priori les courriers pour la France ont du être débarqués en Italie et acheminés ensuite par la poste ferroviaire.
Le S/S « Zeiten » a été lancé en 1903 (c’est donc un paquebot tout neuf lors de ce voyage) et construit à Danzig par F. Schichau. Il a été affecté à la ligne d’Extrême Orient jusqu’au déclanchement de la première guerre mondiale. Il est saisi en 1916 par le Portugal au Mozambique. Il sera rebaptisé « Tungue » par les portugais.

Mais quelle est la raison de ce transport de courrier français par une compagnie et un bateau allemands ?



Fin avril et début mai 1904 éclate une grève dans le port de Marseille après le renvoie par les inscrits maritimes d’officiers de marine. La Compagnie des Messageries Maritimes ne peut plus assurer le départ de ses bateaux et notamment le départ du 1er mai 1904 pour Yokohama. Le dernier bateau était parti le 17 avril (un départ tous les 15 jours). C’est au retour que le bateau qui devait partir le 1er mai aurait du embarquer la carte postale pour Tornac. En l’absence de navire française c’est donc à titre exceptionnel que le courrier français de Chine a été embarqué sur le S/S « Zeiten » allemand. Ce pli est en fait un témoin des grèves qui se sont déroulées à Marseille à quelques 10 000 kms de là !




PLI 2 :
PLI 2 transporté par le paquebot allemand « Prinz-Regent Luitpold ».

Il s’agit d’une autre carte postale présentant exactement les mêmes caractéristiques que le pli 1 et d’ailleurs adressée à la même personne par le même expéditeur. Carte d’origine japonaise affranchie de deux timbres de type Blanc à 5 centimes, postée à Shang Haï le 29 juillet 1904 pour Anduze (30) et arrivée le 2 septembre 1904. Comme la précédente cette carte porte une inscription manuscrite : « Per St. Prinz Regent Luitpold ».

Le S/S « Prinz-Regent Luitpold » est lui aussi un paquebot de la ligne d’Extrême Orient de la Nord-Deutscher Lloyd de Bremen assurant le même service que le « Zeiten ». Ce paquebot de 6228 t. a été construit sur le même chantier que le précédent et lancé en 1894. Il sera reconstruit et amélioré en 1910. Il sera saisi à Messine en 1916 par l’Italie et sera rebaptisé en 1918 « Pietro Calvi ».




S/S « PRINZ-REGENT LUITPOLD » CP originale, collection personnelle.

Mais pour quelle raison encore une fois, et alors que les grèves sont terminées à Marseille et que le service a repris sur la ligne, du courrier français de Chine est-il acheminé par une compagnie et un paquebot allemands ?
En fait ce pli aurait du être acheminé, à son retour, par le paquebot « Polynésien » parti de Marseille le 10 juillet 1904. Or ce dernier a eu une avarie à l’escale de Singapour et n’a pas pu poursuivre sa route. Il est remorqué à Colombo pour réparations et ne repartira que le 18 septembre pour Marseille. Le reste du trajet est effectué en dépannage par des bateaux annexes et des cargos. En raison de tous ces retards le courrier français de Shang Haï est une nouvelle fois confié, à titre exceptionnel, à la ligne régulière de la compagnie allemande. Ce pli est un témoin de la vie de cette ligne et des rares incidents qui en ont perturbé la régularité.


PLI 3 :

PLI 3 transporté par le paquebot britannique S.S. « COROMANDEL ».

Ce pli présente encore les mêmes caractéristiques que les précédents (bien qu’il ne s’agisse pas d’une carte d’origine japonaise mais française) : même destination, même correspondant, même expéditeur, même affranchissement. Il est oblitéré de Shang Haï du 31 octobre 1904 et à l’arrivée à Anduze le 3 décembre 1904. L’inscription manuscrite porte cette fois : « Per St. Coromandel ».Il ne s’agit plus d’un paquebot des lignes allemande car le S.S. « COROMANDEL » est un paquebot britannique de la « PENINSULAR & ORIENTAL STEAM NAVIGATION COMPANY » (P&O). Construit dans les chantiers de la Clyde par « Caird & Company Greenock » en 1885. Il sera racheté en 1906 par la « Shah Steam Navigation Company of India » de Bombay et sera rebaptisé « SHAH NOOR ». Il sera démoli en 1908 à Bombay.

L’année 1904 est une année de mouvements sociaux très violents et encore une fois les évènements du port de Marseille vont être à l’origine de l’acheminement du courrier français de Chine vers la France par une compagnie étrangère. En effet des grèves très dures ont éclatées, cette fois de la part des inscrits maritimes du port de Marseille, en septembre et octobre 1904.
La Compagnie des Messageries Maritimes est de nouveau dans l’impossibilité d’assurer les départs du 18 septembre et du 2 octobre 1904. Cela se traduit par une interruption de la ligne Yokohama – Marseille du 21 octobre au 2 décembre 1904. Dans ces conditions, une nouvelle fois, la poste française à Shang Haï doit avoir recours aux lignes étrangères pour assurer le transport du courrier entre la Chine et la France. Ici c’est la P&O britannique qui assure le transport.
Ces trois plis, peu courants, sont le reflet, d’une part de l’agitation sociale qui a sévi en France au cours de l’année 1904 et d’autre part de la vie de cette Compagnie des Messageries Maritimes qui assura pendant plus de 50 ans les liaisons entre la France, l’Indochine et l’Extrême Orient avec une régularité exemplaire. Son activité diminuera au fur et à mesure que se développeront les liaisons aériennes entre les deux guerres mais cela est une autre histoire.